Je roule sans me soucier d’une quelconque destination. Je roule pour échapper à la pluie. Au froid. A la tristesse de mon appartement. Je roule pour ne pas être une de ces femmes qui s’enferme à double tour chez elle et se saoule en regardant la télévision. Une de ces femmes qui s’oublie devant la télévision. Qui n’existe plus dans le regard des autres. Qui n’existe plus pour elle même. Je me laisse emplir par la sensation de rouler. Je ne pense plus à rien et je suis bien. KATHARINA (dans KATHARINA)

jeudi 20 janvier 2011

La parole de ceux qui nous ont précédés, 2

Anna-Marie nous a donné à lire plusieurs textes d'Edward Bond pour nourrir notre réflexion. Ce fut une agréable surprise. Bond a été en partie mon maitre en écriture. Je me suis senti longtemps très proche de son travail. Aujourd'hui encore, même si je me suis distancié de ses pièces, son corpus théorique sur le théâtre me semble un des plus importants qui soit. D'ailleurs je n'ai pas oublié sa leçon concernant le centre :

Une pièce est constituée d'un seul discours qui se répète de manière à pousser cette quête toujours plus loin. Chaque personnage s'empare du discours et le retravaille. Ce discours est le discours central (DC): il contient la thématique fondamentale de la pièce et reflète le rapport que les personnages, au moment où ils l'énoncent, entretiennent avec ce thème. Dès que l'occasion se présente, un personnage s'emparera du discours pour le pousser ensuite aussi loin que possible dans l'exploration de la thématique. Ce discours partira en quête des vérités que la pièce souhaite formuler. Dans le discours surgit d'ordinaire une réplique qui sera comme le seuil - spécifique à chacun - au-delà duquel le personnage ne peut plus pousser le discours, au stade où il en est. Souvent le discours se prolongera encore un temps. Il se fera alors l'écho réflexif de ce qui aura été révélé dans la réplique centrale du discours central. Il arrive aussi, souvent, que le ton change alors sensiblement - peut-être pour introduire de l'humour, de la parodie ou une espèce de didactisme lapidaire, comme si la révélation se répétait sous forme d'instructions ou de règles. La partie du discours qui précède la réplique centrale travaille pour s'en approcher d'une manière analytique. À moins que ce ne soit une poussée d'émotion - de douleur ou de bonheur - qui incite le discours (et le personnage) à se mettre en quête d'une nouvelle réplique centrale (RC). (Lettre à Alain Françon. L'intégralité de la lettre est ici http://remue.net/theatre/bond.html)

Dans Katharina, nous sommes amenés à nous positionner : sommes-nous du côté de la loi ou de la justice ? C’est à dire choisissons-nous d’accepter la réalité telle qu’elle est présenté par les puissants ou décidons-nous de la réfuter, quitte à en payer le prix ?

Chacun des personnages de la pièce est confronté à cette question (même et presque surtout celui de l’auteur). Les deux pôles extrêmes étant évidemment Katharina et le journaliste Tötges. Cette question se pose dans la manière de se déplacer, de toucher les objets, d’écouter les autres. Ce n’est pas une posture intellectuelle. Katharina n’est pas le personnage principal de la pièce. Elle n’est que le révélateur du rapport au monde des autres personnages. Ceux qui ne changent pas à son contact le font soit consciemment. Soit parce qu’ils sont trop corrompus. Même un Tötges est sincère quand il dit à Katharina à la fin de la pièce qu’il a beaucoup de respect pour elle. Dans la troisième scène d'interrogatoire entre Katharina et Beizmenne, il y a à l’origine une blessure de Beizmenne qui voudrait que Katharina lui fasse confiance. Qui voudrait qu’elle lui dise où se cache Götten (car il sait qu’elle sait où il est). C’est ce qui est important. Cet homme touché par cette femme qui voudrait qu’elle lui parle comme à un homme et non pas comme à un flic. C’est le refus de Katharina de le considérer comme un homme qui conduit Beizmenne à lui dire qu’elle sera responsable s’il arrive quelque chose à Götten. Voilà ce qui se passe dans cette scène. Mais c’est le résultat d’un processus complexe où Beizmenne est de plus en plus troublé. Perturbé par cette femme qu’il ne comprend pas. Qu’il ne peut pas comprendre. Vers la fin de la pièce, dans sa dernière scène avec Tötges, il finit par refuser le jeu du pouvoir et des compromissions qu’il disait pourtant accepter dans une scène précédente. Les questions importantes sont parfois très simples. Ce sont nos réponses qui sont souvent compliquées.

Extrait de Conseils aux acteurs :

Jugez la situation non selon le personnage ou ses actions
Un prisonnier mourant de faim donne du pain à un enfant
Le gardien donne du pain au même enfant
Il sait que demain l'enfant sera gazé
Le gardien est-il bon ? Il est fou
Mais son acte n'en est pas moins de la bonté ?
Non c'est un acte de folie
Le même acte a plusieurs significations
Il n'existe aucune âme commune à tous les hommes
Tout ce que nous avons en commun est la raison et certains hommes se servent de la raison pour justifier la folie
Alors donnez-nous à voir la situation
Ainsi pourrons-nous voir comment il se peut que vices et vertus
Circulent dans notre esprit sous de faux noms
Pendant qu'un homme sourit alors qu'il a un revolver dans le dos
Ou qu'un homme se déguise au poteau-frontière
Vous demandez est-ce un bandit ou un ami du peuple ?
N'espérez pas que son déguisement vous l'indique !

Extraits de L'énergie du sens :

Le théâtre n'existe pas en dehors d'une philosophie de la société - ce qui implique un décryptage de la société et de la nature humaine. Quand on y arrive, on sait pourquoi les choses sont sur le plateau ou dans le texte. Sinon on applique au texte une esthétique abstraite : on le fait fonctionner, au lieu de découvrir ce qui le fait fonctionner. Quiconque ayant un minimum de connaissance du théâtre peut faire fonctionner des choses sur un plateau. C'est tellement facile - que c'en est également honteux.


Nous pensons que l'esthétique est quelque chose qu'on impose à la scène - par des couleurs, des gestes, des sons... - mais ce n'est pas le cas. C'est l'analyse qui doit engendrer l'esthétique. L'analyse de la vie doit donc être mise sur la scène. Au lieu de concevoir l'esthétique comme quelque chose qu'on doit imposer au public, disons plutôt : le public est l'arène de l'esthétique. S'il doit y avoir un prisonnier au théâtre, ce devrait être l'acteur et pas le spectateur. L'acteur ne peut créer que lorsqu'il reconnaît le chaos dans lequel il est enfermé. Nous devons éviter que l'esthétique se réduise à la consommation.


Une pièce raconte en fin de compte aux acteurs, au metteur en scène et au public qui ils sont - du moins vis-à-vis de la pièce. Elle existe à travers leurs choix - pas à travers des découvertes secrètes du moi, mystérieusement révélatrice de sens. Elle dépend donc de la manière dont les interprètes comprennent le sens de leur vie personnelle - comment pourrais-je autrement représenter des personnages ? Cela suppose une philosophie de la société - consciemment ou non. L'acteur s'engage par un serment au public à dire la vérité. L'acteur aime être sur un terrain d'entente et d'écoute avec le public. Mais souvenez-vous, les spectateurs réagissent aux vérités inconfortables - à condition qu'à leurs yeux vous ayez mérité le droit de la leur dire. Bien sûr certaines personnes fuient la vérité. Ce n'est pas une raison pour les encourager avec des mensonges. A vous de décider, quand vous travaillez dans le théâtre, si vous vous souhaitez ou non gâcher votre vie.

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